BlogL’esport en question #7 : La diffusion de l’esport

Dans un précédent article, nous vous avions parlé du défi marketing que représentait le public de l’esport auprès des marques. En effet, la tranche des 15-25 ans est généralement difficile à cibler, mais représente une grande partie du public esport. Ce qui rend leur ciblage difficile, c’est leur habituation à un contenu gratuit et facilement disponible car principalement diffusé sur des plateformes comme Twitch et Youtube. Aujourd’hui, nous allons voir ensemble les tenants et aboutissants de la diffusion de l’esport, grâce au regard avisé d’un professionnel du domaine : Fabien "Chips" Culié.

Par Olivier Fortz

L’intérêt de faire s’affronter les plus grandes pointures d’un domaine, qu’il soit sportif, intellectuel ou artistique, n’est pas uniquement de savoir qui sera le meilleur. Connaître le résultat d’une compétition peut être intéressant pour des passionnés qui voudraient savoir si leur favori est effectivement le meilleur, mais les résultats à eux seuls ont peu d’intérêt. Ce qui pousse vraiment les athlètes à se dépasser n’est pas seulement la possibilité de dépasser leurs concurrents, mais celle de le faire devant des milliers, voire des millions de personnes. Tout milieu qui se veut compétitif doit nécessairement travailler sa diffusion, et l’esport ne fait pas exception à cette règle ! Bienvenue dans votre nouvel épisode de “L’esport en question”, dans lequel nous allons tenter de comprendre ensemble l’évolution du modèle de diffusion de l’esport et les éléments clefs qui le définissent aujourd’hui.


Avant de rentrer dans le vif du sujet, il est important de comprendre pourquoi l’enjeu de la diffusion est si important pour l’esport. Pour qu’un jeu fonctionne d’un point de vue compétitif et perdure dans le temps, il doit se reposer sur trois piliers. Si un de ces trois piliers venait à devenir trop dominant, ou si l’un des trois venait à lâcher, tout le potentiel esportif du jeu pourrait en souffrir et la scène compétitive pourrait être vouée à disparaître. Ces trois piliers sont : le jeu amateur, le jeu compétitif/professionnel et la diffusion des compétitions. Pour mieux comprendre ces trois piliers, prenons des exemples de jeux qui n’ont pas respecté l’équilibre.

Le premier exemple sera celui de Starcraft II, un jeu de stratégie publié en 2010, qui fut un temps l’un des parangons de l’esport. Si au départ les compétitions de Starcraft II étaient extrêmement suivies, leur dernière édition remonte à 2019. Le problème qu’a subi Starcraft vient d’un désintérêt massif de la part des joueurs dit “amateurs” qui ne parvenaient plus à comprendre le jeu au niveau professionnel. En effet, au fil des mises à jours et évolutions du jeu, les équipes de Blizzard (l’éditeur de Starcraft II) ont décidé de rendre le jeu toujours plus complexe, en ajoutant toujours plus de possibilités, pour que les joueurs professionnels puissent continuer à se dépasser. Ceux-ci étant déjà connu pour le nombre élevé d’actions par minutes qu’ils pouvaient effectuer (400 actions par minutes pour les meilleurs d’entre eux), les évolutions du jeu ont rendu leurs stratégies de plus en plus difficiles à comprendre pour quelqu’un n’ayant pas leur niveau. Au fur et à mesure, les joueurs amateurs n’ayant pas autant d’entraînement et de compréhension du jeu ont fini par se désintéresser de la compétition car ils ne parvenaient plus à comprendre ce qu’ils voyaient, voire même à apprécier le jeu. En plaçant trop d’effort dans le jeu compétitif, les créateurs de Starcraft II ont rendu leur jeu incompréhensible pour le public qui suivait leurs compétitions, mettant petit à petit fin à la scène compétitive.

Pour en revenir à la diffusion, nous pourrions citer l’exemple d’Overwatch, autre jeu de Blizzard, dont la scène compétitive a longtemps peiné à trouver son audience. En effet, d’un point de vue spectateur, Overwatch souffre de nombreux problèmes. D’une part, les matchs se jouent en 6 joueurs contre 6, ce qui sort des standards du genre (5 contre 5 pour la plupart des tactical FPS sur le marché). Au-delà de l’originalité, augmenter le nombre de joueurs augmente également le nombre d’informations à analyser et donc la difficulté de compréhension pour le spectateur. D’autre part, ce jeu est une combinaison de plusieurs genres, à savoir d'une part le First Person Shooter et d’autre part le MOBA. Contrairement à d’autres Tactical Shooter comme CS:GO, où chaque joueur possède les mêmes possibilités et outils que ses adversaires, Overwatch a pris la décision de laisser chaque joueur choisir un champion spécifique, avec ses compétences propres et donc ses actions uniques. Si la compréhension d’un jeu de tir tactique en 6 contre 6 pouvait déjà être compliquée, l’ajout de compétences uniques et de nombreux champions rend cette compréhension presque impossible pour une personne n’ayant jamais joué au jeu. La diffusion de la compétition n’a donc jamais réussi à trouver une audience, le jeu étant trop confus à l’écran et trop difficile à comprendre pour le public.

Pour un jeu qui se veut compétitif, une diffusion fonctionnelle et qui attire de nombreux spectateurs est l’occasion d’attirer les investisseurs dans la ligue afin de financer celle-ci de manière pérenne. En effet, si certains sports comme le football ne sont diffusés que sur des médias payants pour les spectateurs, l’esport s’est démocratisé au travers de plateformes de diffusion en ligne comme Twitch et Youtube, qui ont la spécificité de fonctionner sur le modèle freemium: les spectateurs n’ont aucune obligation de payer pour accéder au contenu, à moins de vouloir profiter d’une expérience premium. Le financement des ligues esportive doit donc passer par l’intégration de sponsors, que ce soit pour la ligue entière ou pour les différentes équipes impliquées. Cependant, si un jeu ne parvient pas à ramener d’audience suffisamment élevée, difficile de trouver des investisseurs ayant envie de se lancer dans l’aventure en plaçant des sommes parfois élevées. Pourtant, l’esport étant réputé pour toucher une audience difficile à cibler par les méthodes traditionnelles (les 15-24 ans), les marques y voient un réel intérêt en termes de communication. La construction d’une diffusion à la fois pertinente pour les spectateurs, et efficace pour les annonceurs est donc l’une des pierres angulaires nécessaires à la mise en place d’un écosystème esportif économiquement sain. Maintenant que ces éléments de compréhension globale ont été installés, plongeons avec Fabien "Chips" Culié, commentateur sur le jeu League of Legends et cofondateur d’OTP, la chaîne officielle de diffusion de ce jeu en français, dans les détails de la naissance et de l’évolution du milieu de la diffusion esportive.


Pour Chips, à ses débuts le milieu de la diffusion de l’esport ressemblait au far-west. Quand il a démarré dans le secteur il y a 12 ans, tout était chaotique. Il n’y avait pas de règles claires, pas d’acteurs légitimes dans le secteur, chacun occupait donc l’espace comme il le pouvait et faisait ce qu’il veut. Pas de droits de diffusion à payer, pas de chaîne de diffusion officielle et surtout des standards de qualité assez bas. Les bases étaient seulement en train d’être posées et se sont formalisées petit à petit. Au fil des années, certains acteurs se démarquent par leur capacité à créer une audience, à divertir les gens. L’expérience et les nombreuses années de travail en font des partenaires de confiance pour les éditeurs pour enfin formaliser leur diffusion, ce qui est notamment le cas de Chips. Après des débuts de passionnés en tant que commentateur amateur sur Youtube, il est devenu l’un des commentateurs francophones phares du circuit compétitif du jeu League of Legends, en fondant notamment la chaîne Twitch OTP (diffuseurs officiel francophone pour ce jeu). Pour l’éditeur, Riot Games, il y a donc un réel intérêt à s’appuyer sur ce genre de partenaires, car ils connaissent les clefs et les codes qui construisent une audience durable. En échange, ces partenaires paient des droits de diffusion extrêmement faibles (comparativement aux sports traditionnels). Chacun des deux partis est donc gagnant: le diffuseur (ici OTP) peut diffuser la compétition tout en limitant ses frais et l’éditeur s'appuie sur un acteur installé, qui connaît son milieu. Tout cela permet aux spectateurs de profiter gratuitement d’un contenu de qualité, produit par des passionnés et connaisseurs, mais surtout soutenu par l’éditeur.


Cependant, plusieurs problématiques peuvent entacher ce modèle, à commencer par la question de l’argent. En effet, si la diffusion gratuite est une aubaine pour les spectateurs, elle ne l’est pas forcément pour les équipes participantes à la ligue. Généralement, les participants d’une ligue récupèrent une partie des droits de diffusion (leur image étant utilisée), mais dans un secteur comme l’esport, les équipes ne peuvent pas profiter de ces droits qui sont extrêmement faibles. Si la solution d’augmenter les droits pourrait sembler être une bonne solution à court terme, les revenus liés à la diffusion de la compétition sur Twitch ne permettent pas de rembourser de lourds droits de diffusion. Pour expliquer cela, Chips prend l’exemple du LEC (Championnat Européen de League of Legends). Si les droits de diffusion coûtaient 500 000€, chaque équipe ne récupérerait que 50 000€, ce qui ne représente même pas un an de salaire pour un seul joueur de l’équipe. Pourtant, pour une boîte comme OTP, ce coût est impossible à compenser via la simple diffusion de contenu sur Twitch, les équipes doivent donc trouver d’autres modèles économiques. L’une des possibilités régulièrement évoquées est celle de faire payer la diffusion aux spectateurs, mais les risques de faire chuter le nombre de spectateurs, et donc de perdre de nombreux partenaires qui n'attendraient plus une audience satisfaisante, sont trop élevés. Comme le dit notre contact, c’est le serpent qui se mord la queue : si le contenu est payant, les spectateurs ne resteront peut-être pas, et si les spectateurs partent alors les revenus liés à la diffusion ne seront pas intéressants. Chips cite notamment ici le cas de la ligue d’Overwatch, dont les choix (notamment celui d’un partenariat avec Youtube pour la diffusion) étaient intéressants économiquement à court terme. Cependant, une fois le court terme passé, ces choix ont réduit l’audience totale (qui reste majoritairement sur Twitch), ce qui crée une attraction beaucoup plus faible pour le produit, d’un point de vue commercial.


Ce besoin de conserver son audience vient d’un constat assez évident : les audiences de l’esport sont assez faibles, comparativement aux sports traditionnels. Le secteur n’étant pas encore tout à fait établi, le besoin principal actuellement est de créer une audience fidèle et durable, aucun acteur ne peut donc se permettre de prendre un risque qui pourrait diminuer fortement son audience. Chips met également en évidence une caractéristique propre à la plateforme Twitch : “la hype appelle la hype”. Sur Twtich, le nombre de spectateurs d’un live est visible en continu par tous les utilisateurs. Dès lors, plus l’audience est grande, plus elle grandit car les spectateurs seront attirés par les chaînes au nombre de viewers conséquent. De plus, plus une chaîne grandit, plus ses fans en parlent sur les réseaux sociaux, augmentant encore plus sa portée et son audience, et inversément. Une chaîne dont le nombre d’abonnés et de spectateurs diminue risque généralement de continuer à perdre en vitesse petit à petit. Selon Chips, la bonne façon de faire est donc celle qu’ils appliquent chez OTP, leur marque de fabrique : rendre le contenu toujours plus divertissant. En mêlant compétition et divertissement, notamment en accompagnant les commentateurs experts d’influenceurs issus de milieu, le diffuseur français crée une expérience unique, qui dépasse le simple intérêt de la compétition en elle-même. Cependant, cela n’est permis que parce que l’éditeur les soutient, leur fournit les moyens et les autorise à exister sous cette forme. S’associer à des influenceurs ayant construit leur communauté en diffusant du contenu lié au jeu League of Legends est donc une manière pour la chaîne OTP de continuer à faire croître leur audience, point central dans l’évolution actuelle de la diffusion de l’esport. Ce modèle est également celui qui semble être suivi par de plus en plus d’équipes d’esport. Portées par des influenceurs connus et renommés, elles créent une histoire et touchent une communauté de fans attachés, prêts à les soutenir contre vents et marées. Les équipes comme la Kcorp en France, ou KOI en Espagne, sont de bons exemples de ces nouveaux clubs qui ramènent des audiences parfois massives au secteur grâce à la communauté déjà établie des influenceurs qui en sont à la tête.


En conclusion, l’esport et sa diffusion sont encore jeunes et doivent trouver leurs marques. L’inflation récente des coûts de fonctionnement du milieu, notamment en termes de salaires des joueurs, crée un vrai problème de rentabilité pour les équipes, et donc pour les marques qui y sont associées. En misant sur le divertissement et leur présence de longue date dans le milieu, des acteurs comme OTP contribuent à construire une audience toujours plus grande et stable qui attirent de nouveaux investisseurs, permettant au secteur de continuer à grandir. Si ce modèle n’est peut-être pas idéal pour tout le monde, il reste encore du chemin à parcourir avant de trouver un fonctionnement nouveau, qui pourra assurer à la fois un contenu gratuit pour l’audience, et une stabilité financière pour les acteurs du secteur.