BlogL’esport en question #10 : La présence des femmes dans l’esport

Parmi les valeurs défendues dans le milieu de l’esport, il y en a une qui peine à devenir réalité : celle de l’inclusivité. Dans un monde basé sur des univers virtuels et un anonymat facilité, tout le monde devrait être égal et chacun devrait pouvoir trouver sa place. Cet idéal fait évidemment partie des valeurs de l’esport, pourtant force est de constater que la réalité est différente. Prenons aujourd’hui le temps de comprendre pourquoi les femmes peinent à trouver leur place au sein de l’aspect compétitif des jeux vidéo.

Par Olivier Fortz

De nombreuses études récentes le prouvent : les femmes jouent presque autant aux jeux vidéo que les hommes. Selon le SELL - Syndicat des Éditeurs de Logiciels de Loisirs (SELL), en France la répartition par genres des personnes jouant au moins une fois par semaine aux jeux vidéo était de 53% d’hommes pour 47% de femmes (2022). Pourtant, quand on s’approche du jeu en compétition, même amateure, la présence de femme tombe à 6%. Comment expliquer une telle disparité ? Les statistiques des joueuses régulières seraient-elles mensongères ? Le sujet est complexe car il implique des causes diverses, que nous allons analyser tout au long de cet article.

L’une des premières causes que l’on peut avancer vient de l’influence de l’enfance sur le choix des jeux plus tard. En effet, depuis la popularisation des jeux vidéo dans les années 80 les publicités pour les jeux vidéo et la technologie ont toujours été pensées pour toucher les jeunes garçons. Julien Borowski montre ainsi dans sa thèse que les filles commencent généralement à jouer aux jeux vidéo plus tard que leurs homologues masculins, qui ont dès lors plus d’années d’entraînement au même âge.

tableau pratique jeu vidéo.png

En parallèle à cet intérêt plus tardif pour les jeux vidéos, on note également que les hobbys compétitifs sont généralement mis en avant auprès des garçons, là où les hobbys “de fille” sont culturellement plus tournés vers la coopération ou les arts. Enfin, de nombreuses études montrent que dès l’adolescence, les garçons ont 44 minutes de temps de loisir en plus que les filles. Ce manque de temps à allouer aux hobbys pour les jeunes filles est généralement dû à une plus grande participation aux tâches domestiques. En combinant ces trois composantes culturelles, on se rend compte que la faible présence de femmes en compétition vient de leur choix de jeux. Ayant moins de temps à consacrer à ce hobby et étant conditionnée dès leur jeune âge à éviter les loisirs compétitifs, les joueuses préfèrent se tourner vers des jeux aux parties rapides comme les jeux mobiles ou de réflexion, ou des jeux à forte composante sociale comme les MMORPG. Ces genres de jeux étant très peu représentés sur la scène compétitive, cela explique en partie la faible présence des femmes lors des tournois.

A côté de ces composantes liées à notre culture, on peut également parler de l’industrie créatrice du jeu vidéo. Comme dit plus tôt, ces jeux ont depuis longtemps été marketés pour les jeunes garçons. Cela s'explique simplement : avec une présence de 78% d’hommes au sein de l’industrie, la plupart des jeux sont pensés par des hommes, pour des hommes. En 2020, le taux de jeux ayant exclusivement un personnage principal féminin n’était que de 10%. Le reste du temps, les femmes sont des trophées comme la Princesse Peach dans Mario, ou des archétypes hypersexualisés par leurs créateurs, comme Lara Croft. Là où les garçons ont de nombreuses possibilités de modèles au sein de leurs jeux favoris et peuvent facilement trouver un personnage auquel se raccrocher pour des qualités positives et enrichissantes, les jeunes filles trouvent plus difficilement une héroïne crédible à qui s’identifier. A celà s’ajoute les scandales de harcèlement sexuel qui ont récemment émergé au sein de cette industrie, démontrant à nouveau la difficulté pour les femmes de se créer un espace sain et sûr au sein de cette industrie.

Enfin, au-delà des composantes évoquées, on peut également citer une culture ambiante toxique et fortement masculine (voir masculiniste) au sein des jeux en ligne. A en croire certains joueurs, une femme n’a rien à faire sur un jeu vidéo et le simple fait de faire partie du “mauvais” genre signifie que l’on est moins bon au jeu et que l’on mérite de se faire insulter. Sur les réseaux sociaux, il ne passe pas un jour sans qu’une vidéo de misogynie évidente sur un jeu en ligne ne soit publiée. Parfois ce sont des joueuses qui se font insulter par leurs alliés avant même que la partie ait commencé, qui se sont seulement “trahies” en utilisant le canal de communication vocal. Parfois, ce sont des compétirices dont le talent est sans cesse remis en cause, quel que soit leur niveau. Si une joueuse est classée à un haut niveau, elle ne le mérite sans doute pas ! C’est sûrement qu’elle a reçu de l’aide d’un homme bien classé ou que le personnage qu’elle joue est trop puissant et trop facile à maîtriser. Ces propos sont courants et façonnent une image des femmes trop souvent partagée au sein de la communauté des joueurs. Jouer à un jeu compétitif en ligne quand on est une fille est un parcours du combattant. Certain de ces jeux sont déjà réputés pour la toxicité ambiante qui y règne, nos alliés étant parfois nos pires ennemis tant leur capacité à ruiner une partie ou à nous insulter peut être élevée. Quand on est une femme, cette toxicité explose les records et les joueuses doivent y faire face quotidiennement.

Au-delà de cette toxicité constante en jeu, l'hypersexualisation que l’on rencontre chez les personnages féminins de jeu vidéo se retrouve également chez les joueuses. La face la plus visible de cet iceberg de misogynie est le traitement des streameuses sur les plateformes de diffusion comme Twitch. Peu importe le nombre de spectateurs, la tenue de la streameuse ou le jeu auquel elle joue, il y aura toujours un utilisateur anonyme prêt à faire une remarque sexiste. Le 24 octobre 2022, la streameuse Maghla dénonçait ainsi dans un long thread twitter, soutenu ensuite par des dizaines d’autres créatrices, le sexisme constant qu’elle subissait. Chaque jour, des dizaines de captures d’écran, de photos ou d’extraits de live sont postés sur des réseaux comme Reddit par des utilisateurs. Loin de mettre en avant le talent des streameuses pour animer un live ou leurs compétences sur leur jeu vidéo favori, ces vidéos ne sont que des occasions de déverser une haine misogyne et de proférer des atrocités à l’encontre de toutes les femmes qui ont eu le malheur de montrer leur visage sur les réseaux sociaux. Au pays des jeux vidéo, force est de constater que la vision de la femme objet est reine.

Malgré cet état des lieux qui peut sembler défaitiste et assez alarmant, il existe des solutions et des initiatives qui peuvent aider à une meilleure inclusion des femmes dans le secteur de l’esport. La première d’entre elles est simplement l’organisation de tournois réguliers, réservés aux joueuses, en parallèle des compétitions mixtes. Si cette séparation est parfois vue comme une régression, comme une fausse bonne idée, elle est en fait un mal nécessaire pour de vraies améliorations dans le futur. En passant par une étape de tournois 100% féminins, les organisateurs d’événements offrent aux joueuses l’occasion de se lancer dans la compétition dans un espace sain. Elles peuvent ainsi s’entraîner et s’améliorer en toute sécurité, sans avoir peur de subir la misogynie constante dont elles ont l’habitude. Ces tournois féminins ont également un impact sur la deuxième solution à notre problème : la visibilité des femmes dans le secteur des jeux vidéo et de l’esport. L’espace médiatique dans ces secteurs est principalement occupé par des hommes, il est donc primordial d'offrir une meilleure visibilité aux femmes. Que ce soit pour montrer au grand public que les femmes ont tout à fait leur place dans l’esport, ou pour montrer aux jeunes filles qu’elles ont autant le droit que les garçons de rêver d’une carrière en tant que joueuse professionnelle ou streameuse, une présence plus forte de role models dans les médias est nécessaire. Dès lors, multiplier les tournois féminins offre une légitimité et une visibilité aux joueurs de haut niveau, ce qui aidera à changer les mentalités. Car il ne faut pas s’y méprendre, pour que les femmes trouvent leur place dans l’esport il ne faut pas simplement qu'elles “deviennent meilleures” comme certains aiment à penser. Évidemment, leur niveau de jeu est important pour jouer dans les plus grands tournois, mais pour leur offrir la possibilité de s’entraîner et de progresser jusqu’à ce niveau là, il faut soutenir un changement des mentalités pour que les jeux vidéos soient un espace sain et sûr et un loisir partagé équitablement entre les genres. Ce changement de mentalités passe aussi par un questionnement des hommes, qui doivent apprendre à laisser plus d’espace médiatique aux femmes impliquées dans le milieu et à soutenir ce combat sans forcément se mettre en avant ou faire de l’entre-soi masculin.

Toutes ces constatations se retrouvent dans le témoignage de Shelila, joueuse sur le jeu Valorant pour l’équipe TeamScript. Elle nous explique avoir commencé à jouer très jeune à des jeux comme Dofus ou divers jeux Nintendo. Globalement, elle préférait les jeux à l’ambiance décontractée, loin de toute compétition. Selon elle, si les filles choisissent moins facilement des jeux compétitifs, ce serait parce qu’elles cherchent moins à flatter leur ego, elles voudraient moins se prouver des choses et les prouver aux autres sur des jeux vidéo. Ce n’est qu’en 2017 qu’elle découvre les jeux plus compétitifs, avec l’arrivée de Fortnite. En 2021, à l’arrivée de Valorant sur le marché, elle se prend de passion pour le nouveau jeu de RiotGames et entreprend de monter le classement du rang le plus bas à son rang actuel, Immortal 1, à savoir les 15 000 meilleurs joueurs du serveur Européen. Selon elle, l’une des principales difficultés en tant que femme sur un jeu compétitif vient de la négativité des coéquipiers. Dans un jeu comme Valorant, la coordination est primordiale, les joueurs doivent donc jouer en discutant ensemble grâce au canal vocal disponible en jeu. Dès lors, impossible pour une femme de rester discète : elles sont vites trahies par leur voix. Dès lors, en cas de mauvaise partie comme cela peut arriver à n’importe quel autre joueur, leur sexe sera un élément justifiant une négativité forte à leur encontre. Les remarques les plus subies par Shelila sont celles qui l'accusent d’avoir fait recours aux services d’un joueur plus fort qu’elle pour faire monter son compte dans le classement, comme si elle ne méritait pas le rang qu’elle a obtenu à force de travail et d’entraînement. Une fille qui démarre mal sa partie sur un jeu comme Valorant sera plus souvent enfoncée par ses alliés, sous prétexte qu’elle est une fille, que soutenue pour l’aider à se remettre dans le match. Heureusement, Shelila nous explique que la ligue féminine portée par l’éditeur Riot Games est un espace qui lui permet, ainsi qu’à ses coéquipières et ses adversaires, de progresser et de s’améliorer dans un cadre sécurisant et compétitif. Selon elle, il est évident que le niveau de jeu entre hommes et femmes n’est pas encore équivalent. En cause notamment, la tendance des garçons à se mettre à jouer plus tôt et la pression que subissent les femmes avant de lancer une partie (par peur de se faire insulter par ses alliés). L’idéal serait, selon cette joueuse, que la scène esport féminine se développe jusqu’à permettre aux joueuses de rattraper l’écart s’étant creusé au fil des années. Ensuite seulement, des ligues et équipes mixtes pourront être envisagées. Pour l’instant, le très faible échantillon de joueuses rend compliqué l’émergence de talents, il faut donc réussir à faire venir un maximum de joueuses et leur offrir la possibilité de se démarquer, comme leurs homologues masculins. En tout cas, Shelila nous le confirme sans hésitation : le nombre de joueuses ne fait que grandir, et leur envie de participer aux compétitions se fait de plus en plus sentir !

Vous l’aurez compris, ce sujet est complexe et épineux, mais il est nécessaire que le secteur se penche sur cette réalité le plus vite possible. Soutenir les initiatives, encourager les joueuses autour de vous, ou créer des espaces sûrs et sains pour permettre aux femmes de s’exprimer sont autant d’actions qui feront avancer cette cause. Comme d’habitude, si cet article vous a plu, n’hésitez pas à nous le faire savoir et à réagir à tout ce qui a été dit. Qui sait, peut-être que de ces discussions pourraient naître de nouvelles idées pour développer ce fabuleux milieu qu’est l’esport ? N’hésitez pas non plus à faire un tour sur le twitter de Nicolas Besombes, qui a récemment réalisé un long thread dont cet article s’est en partie inspiré.

Merci beaucoup à Shelila pour son témoignage et le temps qu’elle nous a accordé.